2021 vue par Audrey Diwan : “Survivre au silence”
Auréolée du Lion d’or à la dernière Mostra de Venise pour son adaptation de L’Événement d’Annie Ernaux, la cinéaste nous raconte son année, entre émotions fortes de la reconnaissance et plaisirs culturels.
Immersion
“Le film n’a quasiment pas été montré avant le festival de Venise. Je me souviens qu’après la projection le silence a été total pendant quelques secondes. Dans ce laps de temps, je me suis dit que peut-être le voyage n’était pas possible, que personne n’avait fait le chemin avec le personnage parce qu’il était trop dur. Après, les gens se sont mis à applaudir et j’ai ressenti un vif soulagement ! J’ai mesuré alors que le film était reçu comme je l’espérais.
Ma crainte que la stratégie d’immersion de la mise en scène annule le point de vue s’est dissipée. J’ai l’impression finalement que le format 1.66, utilisé comme ça, fait exister le hors-champ et laisse la possibilité de faire exister l’au-delà. Le cadre n’est plus une prison qui enserre le spectateur, mais permet une interrogation sur le contexte politique, social, la peur… Ce sont des choses au sujet desquelles on a beaucoup parlé avec Annie Ernaux.
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Silence
Pendant le temps de l’écriture, elle a accepté de lire plusieurs versions. Son but n’était pas de me ramener à son livre. Elle m’a dit tout de suite : ‘Je comprends ce qu’est une adaptation.’ Mais elle était soucieuse que tout soit juste. Quand les biais d’adaptation, parfois sur une réplique, ne lui paraissaient pas justes, elle me le disait. Quand je lui ai montré le film, je suis entrée dans la salle dix minutes avant la fin et je me sentais très mal. À la fin du film, elle n’a rien dit pendant un moment.
Je sais désormais que mon épreuve avec L’Événement, c’est de survivre au silence ! Il faut que j’apprenne à vivre les quelques secondes d’après où les spectateurs se taisent. Ensuite, elle m’a dit : ‘C’est juste.’ Puis elle m’a envoyé une lettre autant dédiée à moi qu’au film pour démêler ses sentiments et me parler d’Anamaria [Vartolomei]. Elle m’a dit qu’elle s’était retrouvée dans cette jeune femme, et c’était aussi important pour moi que pour elle.
Tendance ?
Quand je suis sortie de scène après la remise du Lion d’or, j’ai parlé longuement avec Jane Campion et Chloé Zhao. Les deux avaient envie de me ménager pour ce qui pourrait arriver ensuite. C’est-à-dire à quel point tout le monde allait relier ce qui s’était passé à mon genre. Elles voulaient me prévenir, me parler de ce qu’elles avaient vécu.
Jane Campion a une histoire très dure avec la Palme d’or. Et, en effet, on m’a ensuite beaucoup interrogée sur cette ‘tendance’ consistant à récompenser des films de réalisatrices en faisant le parallèle avec la Palme d’or de Titane. C’est un peu une partie de son identité qu’on y laisse, le mérite du film passant au second plan au profit de l’analyse de société.
Liberté
J’ai un peu le sentiment qu’il fallait que je fasse mon chemin par étapes. Quand tu commences à faire du cinéma, tu interroges la quantité de liberté qu’on va te laisser. Cette liberté, j’ai dû la gagner. Sur mon premier film, on ne m’aurait pas laissée être plus radicale : parce que je n’avais rien réalisé avant, parce que j’ai écrit des films pour d’autres réalisateurs sans lien évident avec ce que je voulais faire, parce que j’ai suivi un trajet atypique entre écriture et journalisme…
J’ai dû conquérir le droit de faire plus et autrement. Sur L’Événement, j’ai dit à mon producteur, Édouard Weil, que je voulais aller vers un cinéma plus proche de ce que j’ai envie de faire, et, franchement, il m’a laissé toute liberté.
Signes d’espoir
On entend pas mal de discours assez pessimistes sur la fréquentation du cinéma d’auteur depuis la réouverture des salles. Mais on peut aussi faire le choix de s’accrocher à des signaux encourageants. Un film très fort comme La Loi de Téhéran [de Saeed Roustayi] a vraiment rencontré son public. Les gens de Wild Bunch [société de production et de distribution de films] me disaient être très contents de la carrière du Sommet des dieux [de Patrick Imbert]. Drive My Car [de Ryusuke Hamaguchi], que je n’ai hélas pas encore vu, marche très bien. Julie (en 12 chapitres) [de Joachim Trier], que j’aime beaucoup, fait aussi de très bons scores. Je pense qu’il n’y a pas du tout lieu de désespérer. Quand je vais dans les salles d’art et d’essai, j’ai même le sentiment d’y croiser un nouveau public, rajeuni.
Hymnes
Cette année, j’ai énormément aimé Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid, qui prolonge le geste de son précédent, Synonymes. Sa magnifique colère et ce mélange de politique et poétique m’impressionnent. J’ai été très touchée aussi par Valeria Bruni-Tedeschi dans La Fracture [de Catherine Corsini]. C’est tellement démonstratif, aux antipodes de ce qui me plaît en général, et pourtant je l’ai adorée dans ce rôle. Et puis j’ai été beaucoup marquée par le retour de Sparks et le tube d’Annette, We Love Each Other So Much. Je l’ai gardé en tête comme l’hymne désespéré d’un couple égocentrique qui se sait incapable d’aimer.
Livres
J’ai beaucoup aimé le roman de Maria Pourchet, Feu, qui est vraiment très étonnant. Teddy Lussi-Modeste, avec qui j’écris son prochain film, m’a fait découvrir un texte très fort intitulé Colère et Temps de Peter Sloterdijk. C’est une réflexion sur la colère à travers l’Histoire. Je lis beaucoup, mais pas nécessairement ce qui vient de sortir. Cette année, j’ai adoré Tiens ferme ta couronne de Yannick Haenel. Là, j’ai très envie de lire le nouveau Pierric Bailly [Le Roman de Jim]. Et Combats et métamorphoses d’une femme [d’Édouard Louis] m’a beaucoup émue par cette manière de peindre sa réalité comme un tableau sur lequel l’artiste reviendrait, couche après couche, sans l’achever.”
L’Événement d’Audrey Diwan, avec Anamaria Vartolomei, Kacey Mottet Klein, Luàna Bajrami (Fr., 2021, 1 h 40). En salle depuis le 24 novembre.