Dans son livre “Faute de preuves”, Marine Turchi met la justice face à #MeToo
Que fait la justice française des affaires de violences sexuelles qui émergent depuis #MeToo? La journaliste Marine Turchi s’est posé la question dans un livre passionnant.
Depuis le début du mouvement #MeToo et sa déferlante d’accusations concernant des faits de viols ou d’agressions sexuelles, la justice est au cœur des débats. Institution suprême et seule habilitée à traiter dignement ces affaires pour les un·es, elle est au contraire désacralisée voire défiée par les autres, qui la considèrent comme l’une des extensions d’un système patriarcal, sexiste et classiste qui protège les puissant·es. “La justice nous ignore, on ignore la justice”, confiait ainsi Adèle Haenel à Marine Turchi, la journaliste et enquêtrice de Mediapart qui avait recueilli sa parole en 2019, lorsque l’actrice avait accusé le réalisateur Christophe Ruggia d’“attouchements” et de “harcèlement sexuel”.
Après avoir révélé cette affaire et observé le débat de société qu’elle a suscité, Marine Turchi a décidé d’approfondir le sujet en enquêtant sur la façon dont la justice elle-même répondait au phénomène #MeToo. Elle vient de publier Faute de preuves – Enquête sur la justice face aux révélations #MeToo, un travail colossal d’analyse sur la manière dont le système judiciaire traite les affaires de violences sexuelles. Loin des “débats binaires avec des anathèmes enflammés”, l’autrice a voulu éviter les caricatures et donner la parole à tou·tes celles·eux qui vivent ces affaires au quotidien, du côté des victimes comme des accusés. Conçu comme une “boîte à outils pour les repas de famille”, Faute de preuves prend aussi à bras-le-corps de grandes questions comme celles de la présomption d’innocence ou du délai de prescription, et revient sur la notion de “tribunal médiatique” chère aux détracteur·rices du mouvement #MeToo. Tandis que deux tiers des classements sans suite dans ce domaine se font pour “infraction insuffisamment caractérisée”, Marine Turchi a souhaité “savoir comment on fait pour aller chercher les preuves et se demander si l’on met bien tout en œuvre pour y parvenir”. “Je me suis demandé si la défiance envers la justice des personnes qui dénoncent ces violences sexuelles était fondée ou pas”, indique-t-elle. Alors que “seuls 10% des viols font l’objet d’une plainte” en France, la question méritait en effet d’être posée. Interview.
En quoi les violences sexuelles sont-elles un sujet à part dans le monde judiciaire?
Longtemps, elles ont été considérées comme relevant de la sphère privée et aujourd’hui encore, c’est très compliqué d’expliquer aux gens que ce n’est pas le cas. Travailler sur les violences sexuelles, c’est travailler sur des crimes et des délits, des comportements inappropriés -par exemple dans le cadre professionnel. Il s’agit d’un énorme problème de santé publique et pourtant, je me heurte encore à des témoins qui me répondent « ça ne me regarde pas”, “ce sont des histoires de coucheries”. Voilà pour la vision de la société. Quant à la spécificité de ces affaires dans le monde judiciaire, c’est que l’auteur y est souvent identifié. Et malgré cela, on a presque le même taux de classements sans suite que dans d’autres affaires -autour de 70% à l’étape du parquet. On voit donc qu’il ne s’agit pas d’un défaut d’élucidation, mais d’un défaut de preuves. D’où le titre de mon livre.
L’expression de “tribunal médiatique” est souvent accolée aux enquêtes journalistiques qui concernent les violences sexuelles. En tant que journaliste enquêtrice, as-tu déjà eu le sentiment de te substituer à la justice, d’en combler les lacunes?
Lorsque nous avons une piste, une intuition, nous lançons parfois des enquêtes d’initiative (Ndlr: des enquêtes pour lesquelles aucune procédure judiciaire n’est en cours), comme celle d’Adèle Haenel. Cette dernière est venue me voir pour me livrer son récit et à partir de là, mon enquête a duré sept mois. Une fois l’article sorti, la justice a décidé de se saisir de l’affaire; il arrive qu’elle s’empare des faits d’intérêt public qu’on met sur la table. Dire “tribunal médiatique”, c’est méconnaître le fait que journalistes et justice font un travail foncièrement différent -d’ailleurs, nous les journalistes, on ne décrète pas de coupables et personnellement je ne donne pas de qualifications pénales dans mes articles. Nous n’avons pas recours aux mêmes moyens ni méthodes, nous posons des questions différentes, qui ne sont pas seulement pénales ou judiciaires. L’affaire Darmanin en est le meilleur exemple: la justice dira s’il est coupable ou non de l’accusation de viol dont il fait l’objet (Ndlr: voir le dossier sur Mediapart à ce sujet), en revanche, son comportement d’élu avec ses administrées pose des questions éthiques, déontologiques, politiques, sur l’usage qu’il fait de son pouvoir.
Le principe de présomption d’innocence est aussi brandi régulièrement. Que revêt-il exactement?
Il s’agit d’un principe judiciaire qui s’exprime dans le cadre d’une enquête pénale. Tout le monde y est favorable, personne ne le conteste, même dans les associations féministes les plus radicales. Mais la présomption d’innocence n’est pas un principe qui balaye tout sur son passage, c’est un principe parmi d’autres, tout comme il y a la liberté d’information, la liberté d’expression et le respect du contradictoire qui doit être un code de la route, une boussole très importante pour nous, les journalistes. Toutes les parties mises en cause doivent avoir accès aux éléments de l’article pour se défendre, répondre, apporter d’autres éclairages qui vont peut-être déclencher des enquêtes supplémentaires de notre part. Et ça ne peut pas être juste un coup de fil quelques heures avant de publier. C’est une phase à part entière de notre travail.
Dans ton livre, tu expliques qu’il y a eu un avant/après Outreau qui a renforcé le principe de présomption d’innocence (NDLR: des innocent·es ayant été condamné·es à tort). Penses-tu qu’il y aura un avant/après #MeToo en faveur de la parole des victimes?
La justice a connu beaucoup de mouvements de balancier au cours des années. Plusieurs magistrat·es et policier·es m’ont raconté qu’Outreau avait effectivement été un traumatisme. Suite à cela, on a observé un nombre moins important de condamnations, et l’idée qu’il ne faut pas croire sur parole un enfant s’est propagée. #MeToo a fait à nouveau entendre la parole des victimes. Il s’agit d’ailleurs plus d’une libération de l’écoute que d’une libération de la parole, car dans la plupart des affaires que je traite, les personnes ont déjà parlé ou essayé de le faire auparavant, et on ne les a pas entendues. Je crois que la société, désormais, tend l’oreille, et que la justice fait l’effort de comprendre davantage les mécanismes qui entourent les violences sexuelles.
Pourquoi les violences sexuelles restent-elles si difficiles à prouver, même quand les témoignages concordants s’accumulent, comme dans le cas de PPDA par exemple, où plus d’une vingtaine de femmes l’accusent?
On est au cœur de la question car le mode de preuve est assez spécifique dans ces affaires. Dans un homicide on a un cadavre, dans un braquage, on a le montant du butin; dans le cadre des violences sexuelles, c’est plus compliqué, on n’a pas toujours de preuves matérielles. Il faut essayer de former le faisceau d’indices graves et concordants avec, notamment, d’autres témoignages. Je reprends la formulation que fait un avocat dans mon livre et que je trouve juste: la plupart de ces cas ne sont pas du parole contre parole, mais du paroles contre parole. Cela veut dire que dans les enquêtes pour violences sexuelles, il faut chercher d’éventuelles autres victimes ainsi que des confident·es. Je crois que la multiplication des témoignages, comme dans le cas de PPDA, permet de dessiner un puzzle pour faire émerger une vérité judiciaire. Car il y a un mode opératoire qui se dégage, des similarités…
Dans son dernier livre, La Paix des sexes, Tristane Banon évoque le danger d’une “victimocratie”, où les femmes se complairaient dans le statut de victimes et où la justice serait rendue uniquement dans le souci de leur protection. As-tu l’impression, comme elle l’affirme, qu’être une victime est aujourd’hui devenu “une fin en soi”?
Dans un chapitre du livre, j’explique que les victimes ne forment pas un groupe homogène. Certaines attendent ce statut et cette reconnaissance, d’autres refusent ce terme. Certaines veulent une peine de prison, d’autres veulent un procès public et d’autres seulement pouvoir déposer plainte. Pour d’autres encore, la justice n’est pas envisageable. Tristane Banon a le droit de se vivre comme elle veut, tout comme Adèle Haenel, Vanessa Springora ou toutes les victimes anonymes ont ce droit. De mon point de vue, la justice devrait davantage prendre en compte la diversité des attentes des victimes. Matthieu Bourrette, procureur de Reims, dit quelque chose d’intéressant: quand une plaignante vient au commissariat, on lui demande toujours à la fin du procès verbal “Souhaitez vous déposer plainte?” mais jamais “Qu’attendez vous de la justice?” Ce serait intéressant de poser cette question-là, d’autant que les enquêtes préliminaires ne sont pas un long fleuve tranquille pour les plaignantes: leur parole va être sacrément décortiquée. Le mis en cause a un droit au silence, mais les plaignantes vont devoir dire, redire, seront questionnées plusieurs fois sur les mêmes faits. Et si elles montrent des contradictions -la confusion étant l’un des symptômes du stress post-traumatique-, on va les pointer du doigt. Aujourd’hui, je ne crois pas qu’il y ait une sacralisation de la personne plaignante dans le processus judiciaire, au contraire.
As-tu le sentiment d’une fracture générationnelle au sein de la justice?
Je me suis beaucoup posé cette question. Certain·es magistrat·es peuvent montrer beaucoup de conservatisme, mais pas seulement. Je crois que c’est davantage une question de sensibilité et d’éducation à ces sujets, même si une génération de magistrat·es plus féminisée est en train d’émerger -67% du corps des magistrat·es sont des femmes, ce n’est pas rien. C’est une génération qui a vécu #MeToo et qui est, de fait, sensibilisée à ces sujets.
Après cette enquête, penses-tu qu’il existe un sexisme systémique au sein de la justice? L’envisages-tu comme une institution intrinsèquement patriarcale?
C’est ce que dit Caroline de Haas dans le livre et ce que disent beaucoup de militantes féministes. Je croise encore aujourd’hui des procès verbaux qui contiennent des biais sexistes ou des termes qui peuvent relever de la culture du viol. Des améliorations titanesques ont été faites, mais il reste encore beaucoup à faire, notamment au niveau de la formation où persiste un problème global. Ce n’est pas un gros mot de dire que les gens ont des préjugés: les magistrat·es, les policier·es, les gens dans la société, moi-même, nous en avons tou·tes. Il faut juste en être conscient·e pour essayer de s’en décaler.
Faute de preuves – Enquête sur la justice face aux révélations #MeToo (Seuil), de Marine Turchi