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Filippo Gorini dans un transcendant Art de la Fugue

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Johann Sebastian Bach (1685-1750) : L’Art de la fugue BWV 1080. Filippo Gorini, piano Steinway. 2 CD Alpha. Enregistrés au studio Teldex de Berlin en septembre 2020. Textes de présentation et poèmes de Filippo Gorini en anglais, traduits en français et allemand. Durée totale : 97:17

À 26 ans à peine, et pour son troisième enregistrement pour le label Alpha, Filippo Gorini sert avec constance, expression et humilité l’impressionnante somme scripturale qu’est l’Art de la Fugue de Johann Sebastian Bach

Le « projet » (pour reprendre un terme à la mode) de l’Art de la Fugue (« Die kunst der fuga » selon le titre original) a probablement préoccupé, par étapes successives, Johann Sebastian Bach durant les quinze dernières années de son existence, depuis les premiers échanges épistolaires, vers 1736, avec son fils Wilhelm Friedman à ce sujet, jusqu’aux étapes préparatoires (1749-50) d’une probable édition (in fine posthume et réalisée dans un certain désordre), en passant par la mise au net d’un manuscrit provisoire (entre 1740 et 1746) conservé à Berlin et considéré aujourd’hui comme la première version provisoire de l’œuvre.

De même, Filippo Gorini a abordé l’étude du cycle, dès ses dix-huit ans, en 2013, mais a profité (comme tant d’autres pianistes trouvant en Bach autant une source d’inspiration et de réconfort qu’un modèle de vie et de discipline) de cette période de repli ascétique imposée par la pandémie pour affiner sa vision à la fois unitaire et plurielle de ces dix-huit contrepoints et canons. Il a de la sorte livré aux micros du studio Teldex de Berlin, en septembre 2020, le fruit d’un travail solitaire, que l’on devine acharné, véritable aboutissement de réflexions pointues et très personnelles.

À vrai dire, au-delà de la finitude de ce double disque le « Grand œuvre » reste encore et toujours « ouvert » : au-delà de l’espace réservé à une traditionnelle notice de présentation, un site internet, toujours en construction à cette heure permettra courant 2022 d’« explorer plus avant la poétique de Bach, non pas comme s’il s’agissait d’un monument figé dans le passé, mais plutôt d’un esprit de dialogue avec la culture contemporaine », avec une série de documentaires et d’échanges de vues non seulement avec des musiciens (Mitsuko Uchida, Alfred Brendel ou Yannick Nézet-Séguin), mais aussi des architectes, des mathématiciens ou encore des artistes d’autres disciplines… En sus, joint au présent enregistrement, Filippo Gorini a imaginé et rédigé un cycle de quatorze sonnets (à l’image du nombre des contrapuncti) et de quatre hai-ku (en réplique aux quatre canons), en anglais, et ici traduits et retranscrits, étapes d’un voyage initiatique, hermétique, symbolique dans la lignée des Quatre quatuors de T.S Eliot, métaphores de ces dix-huit moments musicaux, chaque court poème préludant à la plage ainsi désignée.

Sur le plan topographique, le pianiste s’en tient au plan établi communément admis sur base d’une complexité croissante, et sur base du manuscrit partiel original, depuis les quatre fugues simples jusqu’à la terminale (et hors manuscrit) fuga a tre soggetti (probablement laissée inachevée à dessein par Bach). Mais, par ailleurs, il place très judicieusement en guise de savant intermède, entre chacun des groupes « conceptuels » de contrapuncti, les quatre canons stricts dans l’ordre de leur progression spéculative.

L’on connaît les différentes grilles de lectures possibles de ce cycle aussi énigmatique qu’impressionnant, qu’elles soient architectoniques, numérologiques, symboliques, théologiques. Mais avant tout, il faut à tout interprète « faire fusionner cette maîtrise avec les lignes de chant qui en constituent le cœur » (Filippo Gorini dixit). Loin de tout aride « travail de table », un Gustav Leonhardt avait pu déjà démontrer (tant par la pensée livresque que par la réalisation instrumentale) la probable destination au(x) clavier(s) du cycle, et plus particulièrement au clavecin ou au premier pianoforte de type Silbermann que J.S.Bach avait pu tâter lors de sa visite à la Cour de Prusse.

Il serait donc tout aussi erroné de ne voir en ce cycle qu’une succession d’épures abstraites à la complexité croissante : il s’agit aussi et presque avant tout de musique où le geste instrumental s’associe au raffinement de la pensée.

C’est une des grandes vertus de cet enregistrement pétri d’humilité face au texte : gérer une tension émotionnelle grandissante parallèlement aux fastes progressifs de l’écriture, jusqu’à l’ « effondrement » de l’ultime fugue, envisagée telle la Chute d’Adam, après l’énoncé du thème signature B_A_C_H (si bémol la do si) et en filigrane, le retour du thème principal séminal et générateur de tout le cycle.

Disons-le d’emblée : cette réalisation est une formidable réussite. Tout serait à citer : la simplicité nue de la première fugue, nimbée d’un sens déjà inné de la croissance du matériau doublé d’une intensité dynamique et d’une stratégie de la tension dans la lisibilité, l’émulation de la polyphonie par la rythmique pointée (contrepoint II) parfois ruptrice (contrepoint VI in stilo francese), l’exploratoire déréliction de l’Âme au sein d’un univers tantôt d’un calme inquiétant (contrepoint III) tantôt âprement dissonant dans ses résolutions (fin du contrepoint IV), la mise en valeur presque pathétique d’un chromatisme envahissant (fugue-strette contrepoint VII, canon per Augmentationem in contrario motu).

Il y a aussi ailleurs cette immanence tragique – au fil des longs et splendides contrepoints jumeaux VIII et XI) par une admirable gestion du temps musical au fil d’une combinatoire motivique d’une vertigineuse complexité, avec ici ou là, ces quelques licences agogiques vouées à l’entier service du texte (plus particulièrement au fil du canon alla duodecima ouvrant le second disque) ou aussi cette mise en exergue de certains archaïsmes scripturaux (telles les deux versions, splendidement éclairées, et en miroir du contrepoint XII). Mais cet univers est loin d’être uniment contrit ou dépressif, avec ces énoncés vivaces du contrepoint IX (à la douzième – et le thème principal énoncé en cantus firmus), ou les deux formes du contrepoint-miroir XIII – épisodes à l’aspect presque ludique, dont Johannes Brahms se souviendra dans le final de sa première sonate pour violoncelle et piano ! L’élargissement augural du tempo imposé ici contrepoint XIV final confère à l’ensemble entier une dimension universelle, celle de l’un humble artiste parvenu au seuil de l’Éternité, au Destin ouvert, au terme d’un parcours vital à la fois limpide et tortueux, sur le silence des pascaliens espaces infinis.

Certes, Filippo Gorini n’est pas le premier pianiste à livrer une vision de « l’Art de la Fugue » vouée à l’entier service du texte, et dans des approches différentes et complémentaires s’imposent aussi, encore et toujours, les noms de Zoltan Kocsis (Decca), Tatiana Nicolaieva (Hyperion), Evgeny Koriolov – qui avait tant séduit un Gyorgy Ligeti à l’époque – (Tacet) ou encore Zhu Xiao-Mei (enregistrée à Leipzig pour Mirare). Mais par cette approche humanisée, par cette exégèse oscillant entre sérénité et tension, entre vertu digitale et transcendance textuelle, Filippo Gorini rend la vaste maison contrapuntique qu’est l’Art de la Fugue oh combien habitable. Après deux fort beaux disques consacrés à Beethoven, (Variations Diabelli et Sonates « Hammerklavier »et opus 111), le jeune virtuose italien prouve une fois de plus par son efficience intellectuelle conjuguée à une absolue maîtrise instrumentale, qu’il est un des pianistes les plus passionnants à suivre en ce moment.

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Johann Sebastian Bach (1685-1750) : L’Art de la fugue BWV 1080. Filippo Gorini, piano Steinway. 2 CD Alpha. Enregistrés au studio Teldex de Berlin en septembre 2020. Textes de présentation et poèmes de Filippo Gorini en anglais, traduits en français et allemand. Durée totale : 97:17

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