L’autrice américaine Joan Didion, figure du Nouveau journalisme, est décédée
Icône du Nouveau journalisme, observatrice de l’Amérique des sixties et seventies, romancière et scénariste, la grande Joan Didion s’est éteinte chez elle à Manhattan.
Joan Didion était un mythe. Figure centrale du Nouveau journalisme, elle a su mêler exigence journalistique et d’écriture et glamour californien 1970 (robe longue, voiture longue, cigarette longue…). Didion, c’était une intelligence acérée, une rigueur, et une véritable curiosité pour les choses de son temps. Elle est connue par exemple pour ses reportages réalisés dans la communauté hippie au milieu des années 1960. Dans le documentaire qui lui est consacré sur Netflix – précieux, car elle ne donnait plus de vraies, longues interviews depuis longtemps –, elle s’adresse en confiance à un membre de sa famille et raconte comment, la journaliste qu’elle était avait adoré tomber, lors de son enquête, sur un enfant jouant avec une seringue pleine d’héroïne. “C’était ‘de l’or’”, dit-elle avec gourmandise, presque de façon choquante, plus journaliste qu’humaine. De l’or pour l’écrivaine qu’elle était, et dont les meilleurs textes, ceux qui ont participé au renouvellement du style journalistique, en le métamorphosant en genre littéraire (comme ceux d’un Tom Wolfe..) sont rassemblés dans les recueils Slouching towards Bethlehem et The White album.
Joan Didion a été une autrice complète, en quelque sorte, écrivant pour la presse, pour le cinéma – avec son mari, le romancier et scénariste John Gregory Dunne -, mais aussi des romans et de la narrative non-fiction. Quand son époux meurt en 2003 d’une crise cardiaque, Didion tourne son art aigu de l’observation – la marque de fabrique de ses reportages – sur elle-même, pour rédiger l’un des livres les plus justes sur le deuil qu’on ait jamais lus, L’Année de la pensée magique. Elle fera la même chose deux ans plus tard à la mort de sa fille adoptive, Quintana Roo Dunne, en publiant Le Bleu de la nuit.
Pourquoi j’écris
Elle publie son premier roman Une saison de nuits (Run river) en 1963. Il y en aura quatre autres, mais son meilleur reste son deuxième, Play it as It lays en 1970, traduit en France en 2007 sous le titre Maria avec et sans rien. L’histoire d’une jeune actrice un peu paumée, d’une vie évanescente, dans un milieu vide. Didion aimait les vies de femmes désenchantées (elle recommencera avec Un livre de raison en 1977). Dans Pour tout vous dire, le recueil d’articles paru l’année dernière aux États-Unis et qui sortira en février en France, Joan Didion confie d’ailleurs que c’est une image vide, un grand blanc, qui a présidé à l’écriture de ce livre marquant des années 1970.
Née le 5 décembre 1934 à Sacramento, Joan Didion a fait ses études à Berkeley et a travaillé au magazine Vogue – elle dit que ce fut l’école qui la forma au journalisme, lui enseigna le pouvoir des mots, la façon de les juxtaposer, l’art de l’économie narrative. Sous une apparente simplicité, le style de Didion est fascinant dès qu’on s’y intéresse de près. On y découvre une grande finesse, une impressionnante maîtrise, et toujours la remarque, le mot d’une justesse inouïe. Il faut lire “Pourquoi j’écris”, dans ce recueil, qui nous fait pénétrer dans le petit laboratoire d’écriture de Joan Didion – ou plutôt dans son esprit. Car c’est bien sûr la façon dont il fonctionne qui va conditionner l’écriture. Un esprit peu enclin à l’abstraction mais passionné par le tangible. Elle se souvient de sa jeunesse : “Je m’efforçais de contempler la dialectique hégélienne mais finissais par me concentrer sur un poirier en fleur derrière ma fenêtre et sur la façon singulière dont les pétales tombaient à terre.” Bref, Didion a l’art de l’observation. Elle a vite compris que pour écrire, il ne faut pas vouloir être une autre que soi ; au contraire, l’on doit accepter ses limites et les faire fructifier. “Tout ce que je savais à l’époque, c’était ce que je n’étais pas, et il m’a fallu quelques années pour découvrir qui j’étais. C’est-à-dire un écrivain.” Didion commençait toujours avec une image en tête : “Quand je parle d’images mentales, je parle d’images dont le pourtour scintille.” Après, “Vous les laissez tranquillement venir et se développer. Vous ne faites aucun bruit. Vous ne parlez pas à beaucoup de gens (…).” Enfin, “C’est l’image qui vous dit comment disposer ces mots et c’est la disposition des mots qui vous dit – qui me dit, en tout cas – ce qui se passe dans l’image. Nota bene : C’est elle qui vous dit. Pas vous qui la dites.”
Friction entre rêve et réalité prosaïque
Quant à son Rosebud, ce qui a formé son imaginaire, il se trouve dans le texte Une visite à Xanadu. Cette image magique de l’enfance qui permet d’y retourner, et de faire revivre l’âge d’or hollywoodien, c’est pour Didion, la folie imaginée et habitée par William Randolph Hearst, San Simeon, où il avait même aménagé un zoo et recevait toutes les stars.“Les enfants de Californie entendaient parler de San Simeon dès leur plus jeune âge (je le sais parce que je fus l’une d’eux) ; on leur disait de la guetter sur la Route 1, dans le lointain, perchée sur la colline, les grandes tours et les remparts mauresques scintillant au soleil ou flottant de manière irréelle au-dessus de la brume côtière ; San Simeon était un endroit qui, une fois aperçu depuis la route, restait gravé à jamais dans la mémoire (…).”
À la fin, longtemps après l’enfance, Didion se mêle à un groupe de touristes pour la visiter, la propriété désertée étant devenue une attraction, et découvre que la magie s’en est évaporée. C’est une des particularités du style Didion : cette friction entre rêve et réalité prosaïque, quand le film se mue sous nos yeux en coulisses, où ont été oubliés quelques décors en carton-pâte. C’est dans les années 2000 que l’autrice est devenue une icône. On l’a vue dans une pub pour lunettes de soleil d’une marque cool, sur des tote bags de sites littéraires cools… Joan Didion vient de mourir de la maladie de Parkinson. Il faut surtout la lire, et ne pas l’oublier.
Pour tout vous dire (Grasset) paraîtra le 2 février 2022.