Quels enjeux pour les César 2022 ?
Après deux éditions tendues et peu fédératrices, mais qui avaient le mérite de connecter la cérémonie aux secousses de son temps, quelle idée du cinéma l’Académie des César récemment rénovée s’apprête-t-elle à défendre ?
Longtemps, la cérémonie des César était vécue par la profession du cinéma français soit comme une grande fête (hypothèse béate), soit comme une corvée (hypothèse réaliste et contrite), mais n’était en tout cas pas vraiment le lieu d’un enjeu politique majeur. Tout au plus pouvait-on voir s’y refléter l’image que le cinéma français avait envie de renvoyer de lui-même, image variable selon les saisons.
Parfois, la profession s’est plu à valoriser sa périphérie auteuriste (2016, l’année de Fatima meilleur film et Desplechin meilleur réalisateur), parfois à plébisciter au débotté un outsider modeste plutôt qu’un blockbuster hexagonal (victoire de Jusqu’à la garde sur Le Grand Bain en 2019) mais, le plus souvent, l’Académie a récompensé ses éléments les plus performants sur le marché (Un prophète, The Artist, Les Garçons et Guillaume, à table !…).
Embrasement et pluie de critiques
Ce sacre ronronnant, où dans le pire des cas le parterre d’invité·es somnolait, avait connu en 2020 un subit embrasement. Tout à coup, avec les douze nominations pour J’accuse de Roman Polanski, la cérémonie devenait le terrain d’affrontement entre deux visions. L’une considérant que le film ne pouvait être évalué isolément de ce dont Roman Polanski était devenu le symbole (la prédation sexuelle, la domination masculine, l’impunité d’actes criminels, etc.) ; l’autre choisissant de perpétuer ses hiérarchies – quitte à attribuer pour la cinquième fois à Roman Polanski le César du meilleur réalisateur ! – et entendant bien rester sourde à la colère de l’époque. C’est donc dans une salle vidée d’une partie des membres de la profession (celle ayant claqué ses fauteuils dans la foulée de Céline Sciamma et Adèle Haenel) que se terminait la cérémonie de 2020.
Les réformes opérées depuis sur l’Académie (exigence de parité à son sommet comme à sa base, nouveau conseil d’administration, fonctionnement plus transparent) permettaient d’espérer une refondation à partir d’une situation assainie. Quant au contexte exceptionnel de la crise sanitaire, il aurait pu, en fragilisant l’ensemble de la chaîne, créer une solidarité et une empathie inédites. C’est l’inverse qui s’est produit, et la cérémonie 2021 a été médiatiquement conspuée comme aucune avant elle. Jusqu’à la ministre de la Culture en personne (lors d’une remarque vraiment déplacée), beaucoup ont critiqué les nombreuses saillies politiques des intervenant·es, en premier lieu leur remise en cause de la politique de soutien du gouvernement aux industries culturelles.
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L’injonction à ce que les professionnel·les du cinéma restent à leur supposée place, celle d’entertainers feelgood célébrant la “grande magie du spectacle”, est tout à fait inepte. La cérémonie n’a de pertinence que si elle est aussi une tribune – et pas seulement un show. Hélas, si dans la presse de droite la soirée fut jugée beaucoup trop à gauche, le palmarès pouvait à l’inverse être considéré comme assez peu progressiste.
Suivre ou s’affranchir du marché
En cette année de maigres récoltes, la profession choisissait de donner pas moins de sept statuettes à ses valeurs refuges : une major (la Gaumont), un film à fort potentiel commercial (Adieu les cons) et un cinéaste déjà multiprimé (Albert Dupontel). Comme si l’affaiblissement de ses forces par la pandémie avait fait se resserrer tout le cinéma français derrière son représentant le mieux armé, le mieux doté et le plus commercialement agressif (et le grand nihilisme politique du film de Dupontel – en gros, tous·tes des con·nes sauf mes personnages chéris – ajoutait encore à la confusion). L’un dans l’autre, la soirée du 12 mars 2021 envoyait un message assez peu audible.
Après deux cérémonies de crise, quelle direction pour le cinéma français les César vont-ils dessiner ? À l’heure où nous bouclons ces lignes, nous ne savons encore rien des nominations (elles sont rendues publiques le jour de la sortie de ce numéro). On peut néanmoins anticiper que la scène des César devra arbitrer plusieurs questions. D’abord, se prononcer sur celle du box-office. La vocation des César est-elle de récompenser le succès et donner ses médailles aux ouvriers et ouvrières les plus méritant·es ? Ou doit-elle au contraire s’affranchir des critères du marché ? Parmi les films millionnaires pouvant postuler aux statuettes majeures, on compte Bac Nord (qui culmine avec 2,2 millions d’entrées en salle), Eiffel (1,4 million) et Aline (1,2 million) – suivis, en dessous du million, d’Illusions perdues (800 000 entrées).
Un film, néanmoins, ferait figure de geste fort : le splendide Onoda d’Arthur Harari
Face à ces candidats portés par la foule, on trouve l’autre catégorie, celle des films barbotant entre 150 et 350 000 entrées, mais bénéficiant de la vitrine prestigieuse (et parfois des plus hautes récompenses) des grands festivals : Annette (prix de la mise en scène à Cannes), Titane (Palme d’or), L’Événement (Lion d’or) – et dans une moindre mesure d’autres films en compétition à Cannes ou à Venise : Amants, Benedetta, France, Les Olympiades ou La Fracture.
Il est probable qu’au stade des nominations, l’Académie des César ne tranche pas et panache entre les deux catégories. Un film, néanmoins, ferait figure de geste fort : le splendide Onoda d’Arthur Harari. Il est très rare que les films à moins de 100 000 entrées soient retenus par les César (rare exception : Eastern Boys de Robin Campillo, en 2015). Il faut espérer que l’impressionnant aboutissement artistique d’Onoda – en dépit de son score au box-office en dessous de l’officieux ticket d’entrée – lui décroche certaines des plus hautes nominations. Cela vaudrait comme un des plus sûrs indicateurs sur les dispositions de l’Académie à soutenir le risque artistique.
Une autre question sur laquelle devra se positionner l’institution est celle de la reconnaissance des réalisatrices et la rupture avec une histoire qui a valorisé jusqu’alors essentiellement le cinéma des hommes (rappelons que seule Tonie Marshall a obtenu à ce jour le César de la meilleure réalisation tandis qu’Agnès Varda ou Claire Denis, entre autres, ne l’ont jamais eu). On voit mal comment, l’année où la Palme d’or et le Lion d’or ont été remis à des réalisatrices françaises (Titane et L’Événement), les César pourraient assumer de rester à la traîne sur ces questions-là. Notons que parmi les douze candidat·es probables, cinq sont des réalisatrices (Ducournau, Diwan, Lemercier, Corsini, Garcia).
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Peut-être que les nominations de la catégorie réalisation n’ont jamais été aussi proches de la parité. Le virilisme effréné de Bac Nord ou l’ambivalence dans la description (à charge mais fascinée) de la violence masculine dans Annette lesteront-ils ces deux films ? Sera-t-il possible que les César 2022 ne soientpas le marqueur d’une régénération du cinéma français par ses cinéastes femmes ?
“Illusions perdues”, film du “en même temps”
Où se placera le curseur entre considérations esthétiques, enjeux politiques et reconnaissance du marché ? Sur le papier, le favori est sans aucun doute Illusions perdues de Xavier Giannoli. Succès au box-office tout en ayant un cachet auteur, portrait au vitriol de la société du spectacle reposant lui-même sur tous les artifices spectaculaires du film prestige français très cher et très emperruqué, adaptation d’un classique de la littérature du XIXe siècle doublée de lourdes allusions critiques à notre époque : le film de Giannoli est le candidat du “en même temps”.
Se tenant fermement à l’écart des extrêmes, ni du côté d’un cinéma radical et mutant à la Titane ni proche de l’alarme sécuritaire quasi militarisée de Bac Nord (largement relayée par plusieurs figures politiques d’extrême droite), Illusions perdues pourrait donc se retrouver en marche vers une victoire. Et si les résultats des César nous donnaient cette année un avant-goût de ceux de la présidentielle ?