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Rencontre avec Bernard Lavilliers : “Tout cela s’est goupillé de façon très bizarre”

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Rencontre avec le Stéphanois pour évoquer “Sous un soleil énorme”, un 22e album marqué au fer rouge par ses errances argentines, qui encapsule quelques-unes des obsessions les plus tenaces du musicien. L’occasion aussi de parler de voyage, de Springsteen et de la relève de la chanson française.

Paris, octobre 2021. Bernard Lavilliers nous donne rendez-vous dans un rade du XIe arrondissement de Paris où il a ses habitudes. Le genre d’endroit où le Stéphanois peut se permettre d’alpaguer le patron en l’appelant par son prénom, avant de commander un autre demi de bière. Bernard a la dégaine d’un dessin d’Hugo Pratt et ce côté roublard qui lui vaut de connaître un marin dans chaque port et de boire gratos à tous les comptoirs, de Porto Rico jusqu’à Fortaleza.

Cet après-midi d’automne, c’est de Buenos Aires qu’il nous parle, là où l’idée de fomenter un nouvel album, son 22e, a germé, avant de revoir ses plans suite à la pandémie de Covid-19. Passager clandé flanqué d’un passeport universel qui n’a de valeur juridique que dans son monde de pirates révolutionnaires, Lavilliers n’a pas pu s’affranchir des frontières sur ce coup. C’est donc en France, dans une période de restrictions, qu’il a fini par écrire et mettre en boîte la poignée de maquettes enregistrées dans la grande banlieue de la cité porteña, quatre ans après 5 minutes au paradis (2017), un album de rage et d’insoumission auquel il oppose aujourd’hui Sous un soleil énorme.

Traversée par les obsessions habituelles du chanteur (les voyages, la corruption, l’inflation, les rats crevés de la République), cette nouvelle étape discographique la met néanmoins en sourdine, pour se concentrer sur des considérations plus intimes et poétiques. Entouré par les désormais fidèles Romain Humeau et Michaël Lapie, ainsi que son clavier Xavier Tribolet, le septuagénaire laisse aussi les clefs à des jeunes gens, le duo made in Saint-Étienne Terrenoire en tête, ou encore Victor Le Masne (Housse de Racket, Gaspard Augé). Une discussion qui sera aussi l’occasion d’évoquer de vieux souvenirs, des nuits chaudes de Beyrouth à l’enregistrement d’O Gringo (1980), son grand disque de contrebandier en goguette.

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Comme pour beaucoup d’artistes, l’enregistrement de Sous un soleil énorme, votre nouvel album, a été perturbé par la pandémie. Comment s’est goupillée cette histoire, d’abord loin de vos musiciens ?

Bernard Lavilliers – Cela s’est goupillé de façon très bizarre, parce qu’on ne pouvait pas se réunir. Le plus gênant quand on n’enregistre pas en présence, c’est justement de se retrouver seul à réfléchir tout le temps. Des concepts d’arrangements pour la chanson Le Piéton de Buenos Aires, par exemple, je dois en avoir 800, mais rien de vraiment satisfaisant. En studio, j’aurais mis une journée, allez, peut-être deux, pour trouver le bon arrangement : avec mes musiciens, on prend les guitares pour voir comment ça groove, comment on fait, si on rajoute de l’orgue Hammond ou pas. J’aime quand ça va vite.

Le Piéton de Buenos Aires, c’est justement le premier morceau que vous avez écrit pour ce disque. Il a été mis en boîte en Argentine ?

Je l’ai appelé Le Piéton de Buenos Aires, parce que je marchais là-bas des kilomètres. Pour connaître les villes, c’est comme cela qu’on fait. Le quartier de la Boca, où se trouvent clubs rock et cafés théâtres, est très loin du centre. C’est un peu la situation des villes américaines, copiées par les villes sud-américaines, avec des axes très larges et des angles droits. L’intérêt à Buenos Aires, c’est qu’il y a des diagonales qui t’emmènent dans des quartiers très différents. Il y a de grands axes qui vont même jusqu’à Mendoza, comme des autoroutes qui traversent la ville.

J’ai écrit ce morceau après avoir vu un mec chanter, accompagné d’un seul musicien qui faisait à la fois la guitare et la batterie. Pas mal. J’ai demandé au gars s’il ne connaissait pas un type qui louait un studio, histoire de faire une maquette et de voir ce que cela pouvait donner. Je me suis alors retrouvé dans ce garage de la grande banlieue de Buenos Aires, où l’on a pu faire rentrer des guitares, une batterie et même une basse, pour le tempo. C’était notre première maquette. À ce moment-là, c’était d’ailleurs plutôt une chanson dans le genre rock argentin. C’est un truc très spécial, on trouve là-bas toute une génération de fans des Rolling Stones, très blues-rock. Il y a des tributes band partout. Ils connaissent tous les standards, même si les mecs avec qui j’étais étaient plus proches du punk.

À quoi ressemblait votre vie à Buenos Aires tout au long de votre séjour ?

À Buenos Aires, comme à Paris à une époque, tu avais énormément de lieux. Avant le Covid-19, en tout cas. Il y a les clubs, les bars, certains font même les deux. Je pouvais donc aller tous les soirs dans un endroit différent. Il y a beaucoup de librairies aussi. Ici, à Paris, depuis que les bourgeois se sont installés dans les quartiers des artistes, après 22 h, tu ne peux plus faire de bruit. Il y a un port à Buenos Aires, mais je me suis toujours demandé où il était, tant cette ville semble organisée pour regarder vers la pampa. C’est pour cela que je chante “dans cette ville, dos à la mer”. Il n’y a pas beaucoup de chansons qui parlent d’être dos à la mer. Mes amis argentins m’ont dit qu’il fallait vraiment que je sois un gringo pour me rendre compte de cela.

D’autres morceaux ont été écrits là-bas, dont Noir tango.

Avec mon clavier, Xavier Tribolet, on était tout le temps dehors. Cette chanson est inspirée d’un groupe que l’on a vu un soir : quatre bandonéons de face, le genre hard rock, avec six cordes derrière et un pianiste. Un truc solide, même si au bout d’un moment, on peut se lasser un peu. J’ai aussi écrit une chanson qui s’appelle Pablo, mais je ne l’ai pas mise sur le disque. J’ai perdu beaucoup d’amis pendant que j’étais en Argentine, une pandémie avant l’heure. Elle parle de cela.

Vous quittez ensuite Buenos Aires après y avoir passé quelques mois en 2019, avec l’intention d’y revenir plus tard pour poursuivre le travail déjà entamé, mais cela n’arrivera pas. Comment s’est déroulée la suite de l’enregistrement du disque en pleine période pandémique ?

J’ai d’abord fait ma tournée d’été, durant laquelle je n’ai pas vraiment écrit, faute de temps. Après un séjour à New York, est arrivée la fameuse peste. On ne pouvait plus bouger. Plus tard, j’envoyais à Romain Humeau (fondateur du groupe Eiffel, compositeur et réalisateur, ndlr) par mails des essais de trucs que j’avais commencé à travailler avec Michaël Lapie (compositeur et réalisateur, ndlr), à Montreuil. À l’époque, on ne pouvait pas se déplacer plus loin. Avant de rejoindre Romain dans son studio à Bordeaux en septembre 2020, j’ai fait venir tout mon groupe dans un studio du sud de la France. Je ne finissais rien avant d’entrer en studio, c’est compliqué d’être dans le virtuel. Il y a des artistes qui font leur partie chacun de leur côté, admettons. Mais quand tu joues vraiment comme nous, c’est quand même mieux d’être tous ensemble. C’est beaucoup moins stérile que de rester derrière son écran. D’ailleurs, avec Feu! Chatterton, sur l’album précédent (5 minutes au paradis (2017), ndlr), on a fait beaucoup de répétions en studio. C’est comme cela que cela marche, je trouve.

Vous évoquez Feu! Chatterton. On croise sur ce disque Terrenoire, un jeune duo stéphanois avec qui vous cosignez Je tiens d’elle, un bel hymne à la ville de Saint-Étienne. Comment s’est faite cette rencontre ?

Les Terrenoire sont très attachés à la poésie, c’est ce qui nous relie. Quand on s’est rencontré la première fois, on a d’abord bu beaucoup de rouge, et puis ils m’ont envoyé un texte extrêmement long qui parlait de Saint-Étienne. J’ai déjà beaucoup écrit sur le sujet, vous imaginez. Pour moi, il fallait donc que la chanson soit émouvante. On s’est retrouvé en studio, ils sont extrêmement efficaces musicalement ! C’est une chanson intéressante, qui parle de la même ville, à des âges et à des époques différents. Maintenant, on est potes. Je leur file un coup de main, même s’ils n’ont pas vraiment besoin de moi. Après tout, Léo Ferré m’a aidé lui aussi.

Les questions de filiation sont importantes pour vous ?

Je ne pense pas que cela soit une histoire de filiation. Ils font leur truc. Au niveau de l’esprit, de l’analyse, peut-être que l’on a des racines communes. On s’entend bien, en tout cas. Je vais vous dire, quand on parlait de moi comme du fils adoptif de Léo Ferré, il était furieux. Et moi aussi, remarquez. Évidemment que j’écoutais Léo, mais j’écoutais aussi Vince Taylor quand j’étais plus jeune. On avait en commun de s’attacher au texte. Brassens aussi a compté. Mais c’était plutôt Léo, je ne sais pas pourquoi. Une histoire de charme, un côté plus onirique, sans doute. Brassens, c’est très avare d’interprétation. C’est pour cela qu’il reste moderne, d’ailleurs.

Le fait d’être entouré de jeunes artistes vous aide-t-il à rester moderne ?

La modernité, c’est d’abord se débarrasser de la bourgeoisie. Être moderne, c’est avancer, essayer des trucs, ce que je fais à chaque fois que je fais un album. Alors après, est-ce que c’est une volonté d’être dans le coup ? Je ne crois pas. Avec les Feu! Chatterton, on donne plutôt dans la musique des années 1970. Mais leur approche est très moderne et je vais vous dire pourquoi : moi, j’ai connu cette période, je ne pourrais pas être aussi sincère qu’eux en jouant ce registre. Je préfère leur rapport frais au son, leur façon d’interpréter. Arthur, par exemple, a un côté poète du XIXe, il a même repris un poème de Prévert que j’aime beaucoup, Compagnons des mauvais jours. Kosma l’avait déjà mis en musique. Ce qui nous relie, ce n’est pas le style, c’est la poésie, encore une fois.

Pourquoi pensez-vous que les jeunes viennent vous trouver ?

Ils semblent me connaître par cœur, ils viennent et me citent Le Bateau ivre. C’est à la fois très touchant et émouvant. Comme ce duo sur le disque précédent, avec la Jeannette (Jeanne Cherhal, sur la chanson L’Espoir, ndlr), c’est très poétique. Un mec comme Orelsan écrit super bien, un type très efficace. Je me sens proche de lui. On m’a dit un jour que j’étais le premier rappeur, pas du tout. En revanche, j’ai employé un rappeur un jour, c’était sur New York Juillet (sur l’album État d’urgence, en 1983, ndlr). Musicalement, c’est un truc très chaud, un truc de nuit. Le mec raconte que le président est mort d’une attaque cardiaque après s’être envoyé un gramme de cocaïne. C’est assez gonflé.

En parlant des États-Unis, vous reprenez sur ce disque Who Killed Davey Moore (1963) de Bob Dylan, une chanson popularisée en France par Graeme Allwright. Un écho à l’embrasement du mouvement Black Lives Matter, dites-vous.

Cette chanson de Bob Dylan, je dois dire que je l’avais presque oubliée. Mais après le meurtre de George Floyd, je trouvais que c’était le moment de la reprendre. L’analogie avec le boxeur mort sur le ring, c’est toute une histoire. Je ne suis pas un expert, mais c’est sans doute la seule chanson, en tout cas la plus puissante, qui ait été écrite sur le fait que personne n’est jamais coupable de rien. J’ai trouvé cela très actuel. C’est la grande spécialité de Dylan, écrire sur des choses qui se passent vraiment.

Certains artistes travaillent avec les mêmes musiciens, les mêmes collaborateurs, tout au long de leur carrière. C’est moins votre genre, semble-t-il. C’est important pour vous de bosser avec de nouvelles personnes ?

Il ne faut pas se scléroser. Avec mon premier groupe, on avait un son très personnel et on a créé beaucoup de choses. Pas mal d’albums ont été mis en boîte, jusqu’à État d’urgence (1983). Mais après, c’était terminé. Une cohésion qui dure dix ans comme cela, c’est quand même assez rare. Je crois qu’au bout d’un moment, tout le monde se lasse, même si on peut continuer à se voir régulièrement. Un disque comme O gringo (1980), je l’ai fait sans eux, par exemple.

Un disque riche, d’ailleurs, où cohabitent salsa, rock rutilant et reggae.

Oui, c’est même funky. La basse de Salvador Cuevas sur ce disque, c’est déjà plus tellement cubain.

Vous aviez enregistré une partie de ce disque à New York en 1979. L’année d’après, les Talking Heads mettaient un album en boîte aux Compass Point Studios, à Nassau. Un disque mélangeant lui aussi plusieurs influences. Comment ce mélange des genres était-il perçu à l’époque ?

Pour les expériences funky et le mélange des genres, c’était plutôt les Talking Heads qui fouinaient là-dedans. Sting aussi, un peu, et Carlos Santana, dans le genre rock latin. Bruce Springsteen m’a glissé un jour à la Power Station (studio d’enregistrement à Manhattan, ndlr) : “Tu ne vas pas me dire que t’arrives à vendre un disque sur lequel tu joues du rock, de la salsa et du reggae, et rajouter de la bossa nova par-dessus le marché ?” Dans l’idée, ce n’était pas possible de mélanger des styles si différents. Pour Bruce, cela ne pouvait pas rassembler un même public. À l’époque, Celia Cruz et Johnny Pacheco, c’était pour les latinos, Springsteen pour les blancs et Earth, Wind & Fire pour les noirs. En France, c’était difficile d’imaginer un tel mélange, à part peut-être chez Nougaro, qui pouvait réunir l’Afrique, le jazz et le Brésil, mais pratiquement jamais le rock.

Traffic est, à ce titre, l’un de vos morceaux rock les plus durs.

C’est un rock très dépouillé, avec un tempo presque disco. Du rock disco, si on veut. Après avoir enregistré à la Power Station, j’ai rejoint des musiciens latinos au studio Tierra Sound, à l’angle de Broadway et de la 42e rue. Les gens qui ont écouté Traffic étaient hallucinés. J’avais demandé aux musiciens d’en faire le minimum. J’ai travaillé avec les mecs de Ian Hunter (Mott The Hoople, ndlr) et le saxophoniste de Springsteen, Clarence Clemons, qui n’avait fait que “po-pom”, c’est tout [il se marre]. N’empêche, dans la rythmique, ce sax baryton qui appuie, mine de rien, c’est très important. Et puis tu as cette basse qui joue toujours la même chose, et la guitare de Kenny Mazur. C’est une composition très intéressante, j’aime bien l’écouter de temps en temps. J’écoute pas ma voix, j’écoute ce qu’il y a autour. Mais finalement, ce n’est pas du tout l’album que j’ai le plus vendu. Il suivait une trajectoire de voyage, avec des textes. C’est une sorte d’histoire.

C’est important pour vous qu’il y ait une histoire à chaque fois ?

Il faut qu’il y ait une histoire. J’avais commencé par la Jamaïque, avec les musiciens que m’avait conseillés Bob Marley : “Prends ces mecs et ne va surtout pas au Dynamic Sounds, c’est trop cher”, m’avait-il dit. J’étais bien pris en main. J‘ai fini à Aquarius, un petit studio 16 pistes, au début du ghetto. Quand je suis revenu à Paris, Eddie Barclay avait vendu. La maison de disques, voyant que cela marchait bien pour moi, s’est dit : “On va le renvoyer en voyage, apparemment, ça lui va bien.” J’ai fait quatre titres à New York, puis je suis allé au Brésil.

Sur Sous un soleil énorme, il y a ce titre, Voyages, un mot qui traverse toute votre discographie. Quelle place les voyages occupent encore aujourd’hui dans votre écriture, à un moment où la planète a semblé s’arrêter de tourner ?

On ne peut pas emmener ses valises partout. Si quelqu’un a des problèmes, il devrait les régler sur place, parce que non réglés, les problèmes, on les emmène. Je ne pense pas que le voyage soit une fuite en tout cas, c’est même le contraire : c’est de la curiosité. Quand je pars en voyage, j’aime rester longtemps, écrire sur place. J’aime me mélanger et faire partie du milieu. La plupart du temps, je connais pas mal de gens, des musiciens de milieux souvent défavorisés, qui connaissent bien leur pays. Le fait d’être avec des personnages pas communs, avec un rythme de vie très différent, des choses qui choquent ici et pas là-bas, cela change les perceptions. Quand le soleil se couche à 18 h, cela change quelque chose. À Buenos Aires, la nuit arrive plus vite. À Los Angeles, c’est la même chose. Les Californiens sont spéciaux, d’ailleurs. Je connaissais un type, metteur en scène, qui me disait que les Angelinos vivant sur la faille allaient voir la Californie se détacher et s’envoler dans l’espace. Je me disais qu’il ne pouvait pas parler sérieusement. J’ai écrit cela dans une chanson, Night Bird (1981) : “Quand la Californie sombrera dans l’azur.” Ils me faisaient marrer avec leurs histoires d’extraterrestres.

Vous n’avez pas beaucoup écrit sur les États-Unis, un territoire vaste pourtant, dans lequel vous auriez pu trouver de l’inspiration.

C’est vrai. Comme Jim Harrison. Je l’avais rencontré une fois. Mais, moi, je connais davantage les villes, je ne connais pas les endroits dont il parle. J’ai vécu à New York, à Los Angeles, j’ai connu quelques endroits en tournée. Mais connaître l’Amérique comme lui la connaît, comme il connaît le Montana, c’est autre chose. C’est un écrivain des grands espaces, comme Hemingway parfois. Ce sont des auteurs capables de décrire à la fois les hommes, la nature et les sentiments, et qui vivent au milieu de tout cela en faisant bouillir la marmite. Quand on lit Harrison, on est chez lui. Les auteurs américains ont cette capacité de rapprocher le lecteur.

Il y a sur ce disque un regard politique et critique sur l’époque, notamment quand vous épinglez “les petits marquis” sur Beautiful Days, ou encore à travers le morceau Corruption. Mais vous semblez plus enclin à parler poésie et sentiments.

Je me suis concentré sur la poésie, parce que, bon, la politique… Il y a même des chansons d’amour ! La reprise de Seu Jorge, par exemple (Toi et moi, ndlr). J’ai enlevé beaucoup de texte, pour laisser la place au reste. C’est une chanson très actuelle, j’ai connu des amis qui se sont séparés parce qu’ils n’avaient pas l’habitude de vivre ensemble tout le temps. La situation que l’on a vécue n’est pas banale. Cela n’arrive qu’à ceux qui un jour se retrouvent à la retraite et se retrouvent à ne rien foutre. Ce n’est pas une situation que j’aime. Je ne suis pas non plus un homme pressé, je prends mon temps. Il ne faut pas être obsédé par l’écriture, mais c’est un sport qu’il faut pratiquer tous les jours.

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L’album se termine avec L’Ailleurs, une chanson qui semble plus personnelle que les autres, très dépouillée, comme une expérience de mort imminente. Certains auraient sorti les grandes orchestrations, vous avez choisi de prendre le contrepied.

C’est une chanson d’amour, finalement. C’est pudique, cela ne raconte pas grand-chose. C’est un univers d’issues de secours allumées quand tout est éteint. “L’ailleurs, c’est un endroit dont on ne parle pas la langue et que l’on ne connaît pas” : je suis d’accord avec cette phrase de Depardieu. Cela aurait pu être très dangereux de sortir les grandes orchestrations. Je ne voulais pas aller dans le pathos, ce n’est pas mon truc. Victor Le Masne, qui a fait les arrangements, est un type comme moi, il se méfie du trop. Mieux vaut ne pas avoir assez. Il fallait que cela sonne juste ; si l’on enlève ma voix, il faut que l’on ressente quelque chose. Les cordes, ici, on est vraiment dans l’ailleurs. Même si je parle plusieurs langues, il y a des endroits où il n’est pas possible de parler.

https://www.youtube.com/watch?v=ZCyYMCN8ENU

La chanson Les Porteños sont fatigués fait en quelque sorte écho à Samedi soir à Beyrouth (2008), avec ce ton léger voilant une situation grave, dans une ambiance de cessez-le-feu quelque part entre les thèmes de l’inflation, de l’instabilité politique et de l’imminence de la guerre. La vie se déroule au quotidien pendant ce temps.

Quand je leur ai chanté ce morceau, ils ont trouvé cela très drôle. L’Argentine, 40 % d’inflation en deux mois. Et cela continue. C’est une spécialité de l’Amérique latine, et du Liban, en effet. Le contexte de Samedi soir à Beyrouth, c’est moi qui arrive au Liban en 2006, quelque temps après la mort de Rafiq Hariri. Il y a alors une forme de détente, ce qui est appréciable dans cette capitale. Je rencontre plein de gens, il se passe beaucoup de choses sur le plan culturel, pas mal d’artistes, beaucoup d’écrivains, des musiciens. Je vais dans des lieux de concert, comme le MusicHall, un lieu incroyable. Il y a une espèce de gouvernement en place. On me dit : “Si tu comprends la politique libanaise, c’est qu’on te l’a mal expliquée“ [il se marre]. J’ai encore des amis là-bas, l’inflation, c’est quelque chose. J’ai aussi connu cela au Brésil, les prix ne cessaient d’augmenter au point que les étiquettes sur les produits dans les supermarchés changeaient toutes les heures. Les quelques nouvelles du monde ne sont pas géniales. “Les lendemains qui chantent”, comme dirait Aragon, et le soir du Grand Soir, je ne suis pas sûr de son coup.

Propos recueillis par François Moreau
Album : Sous un soleil énorme (Romance Musique)

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