Stromae et “les grands moments de télévision”
Dimanche soir, l’artiste belge était l’invité du JT de 20 h, sur TF1, où il a interprété en exclusivité son nouveau single, “L’Enfer”, dans une mise en scène plébiscitée sur les réseaux sociaux, mais qui pose de sérieuses questions.
Qu’est-ce qu’un “grand moment de télévision” ? C’est l’une des questions que pose la performance de Stromae, dimanche 9 janvier, sur le plateau du 20 h de TF1. Annoncée la veille en grande pompe, la venue de l’artiste belge n’a jusque-là rien d’exceptionnel : un musicien populaire signe son grand retour après sept ans d’absence et vient faire la promotion d’un nouvel album attendu en mars à une heure de grande écoute, sur la première chaîne de France.
Il en profite pour dévoiler une chanson inédite, en exclusivité. C’est le jeu, d’aucuns diront. Une opération gagnante pour tout le monde puisque, selon les chiffres déclarés par TF1, 7,3 millions de téléspectateurs ont assisté à l’interview accordée par Stromae à Anne-Claire Coudray. Voilà pour les faits.
Tiré à quatre épingles, vêtu d’un costume que Xavier Bertrand ne rechignerait pas à porter (un choix vestimentaire qui tranche avec les polos bariolés de l’époque Papaoutai), le Bruxellois semblait pourtant sur le point de se déclarer candidat à la présidentielle 2022. Sans doute l’effet recherché par l’auteur-interprète de Tous les mêmes, qui s’amuse ici à adopter les codes du rendez-vous cathodique le plus sérieux qui soit aux yeux des Français, pour mieux les détourner avec l’assentiment coupable de TF1, prise en flagrant délit de connivence avec ce qui va s’avérer être ni plus ni moins qu’un aberrant coup marketing.
Entreprise de falsification
L’Enfer, c’est le nom du nouveau single de Stromae interprété au 20 h. C’est aussi celui du volet droit du triptyque Le Jardin des délices, de Jérôme Bosch, dans lequel on a l’impression d’errer, hagard, depuis dimanche soir : “un immense moment de télévision”, “du jamais vu en télévision”, “un uppercut”, les superlatifs s’étalent en long et en large sur les réseaux sociaux, de la part de consœurs et de confrères de surcroît, qui semblent ne rien avoir à redire lorsqu’au détour d’une question de la journaliste sur son “mal-être” et son combat contre “la solitude”, un chanteur répond en chanson, face caméra, avec montage dédié et tout le tremblement, pour évoquer sa dépression et ses tendances suicidaires. Le pire étant peut-être le très court silence habité (mais surjoué, en fait) qui suit la question de la journaliste, calibré pour donner l’impression de durer des heures, avant le faux court-circuitage de l’artiste.
“Le sujet du morceau, si grave, est d’autant plus inattaquable que ce “moment de télévision” est spectaculaire”
L’esbrouffe consiste à provoquer chez le téléspectateur un sentiment d’étrangeté, désarçonnant par définition et en rupture totale avec la réalité (c’est vrai, à quoi bon mener une vraie interview quand on peut faire le show), dans le seul but de réduire à néant et de neutraliser les repères critiques des téléspectateur·ices.
Le sujet du morceau, si grave, est d’autant plus inattaquable que ce “moment de télévision” est spectaculaire. Comment penser une seule seconde que le monde puisse s’émouvoir au premier degré d’un tel stratagème, quand chaque centimètre carré de ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une émotion est à ce point sous contrôle, dans le seul but de vendre des streams ?
De quoi s’émerveille-t-on ici au juste ? Pas de piraterie, ni même de subversion ou de mystification, et encore mois de camouflet à l’encontre d’un écosystème du divertissement qui broierait ses ouailles et dont Stromae, comme d’autres artistes, seraient les premières victimes. Non, juste d’un coup marketing qui tire sur la corde sensible, dans un grand projet millimétré de détournement lacrymal au service de la toute-puissance du storytelling. C’est le grand truc de l’époque, s’émouvoir d’une performance marketing, du contrôle des images, du constat qu’un projet est mené d’une main de maître.
Puisque tout le monde a son nom sur le bout des lèvres, Guy Debord, dans ses Commentaires sur la société du spectacle (1988), écrivait : “Comme on pouvait facilement le prévoir en théorie, l’expérience pratique de l’accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande aura montré vite et sans exceptions que le devenir-monde de la falsification était aussi un devenir-falsification du monde”.
À quoi ressemblerait “un grand moment de télévision” ? Au surgissement de quelque chose de tangible dans cet enfer de placidité.